L’APPEP remercie le CSP de l’avoir sollicitée pour apporter sa contribution à la réflexion sur l’évolution des programmes de philosophie des séries générales.
S’en tenir à l’énoncé de quelques principes généraux ne serait pas une réponse suffisante à cette demande. Mais proposer, ne serait-ce qu’à titre d’exemple, un projet de programme complet serait empiéter sur le travail du groupe d’experts. Nous avons donc essayé de nous tenir à mi-distance de ces deux écueils.
I – La question du programme de l’enseignement de philosophie commun à tous les élèves.
1. Un programme de notions
L’APPEP se reconnaît dans la finalité de l’enseignement de la philosophie telle qu’elle est définie par l’actuel programme : « L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. »
Nous sommes convaincus que pour un enseignement défini comme s’adressant à tous les élèves, seul un programme conçu à partir de notions peut satisfaire à ces deux exigences inséparables. Si elles sont choisies parmi les plus communes, à la fois ordinaires et universelles dans leur emploi, les notions renvoient à l’expérience familière de chacun. Elles sont l’écho de l’usage même de la langue. Leur interprétation est l’enjeu des débats et conflits d’opinions. Une réflexion qui s’appuie dessus donne donc aux élèves l’occasion de réfléchir leur expérience et, partant, de l’élargir et de l’approfondir, d’examiner d’un point de vue critique leurs représentations et leurs assertions spontanées, d’élaborer problématiquement et avec plus de rigueur les questions sur lesquelles l’opinion se divise légitimement, d’éclaircir leur pensée et de mieux comprendre le réel.
D’une part, les notions permettent de réfléchir sur les différents champs de l’expérience et de la culture humaines (des sciences à la politique, de l’art à la pensée métaphysique, etc.), mais sans partir de problèmes qui auraient été dogmatiquement prédéfinis. Un problème mis en forme à l’avance apparaît toujours abstrait et vide – ou, au contraire, illusoirement rassurant. Il ne prend sens que si le professeur le constitue, avec les élèves, en partant des représentations les plus immédiates pour les questionner d’un point de vue critique et les forcer à s’élever par degrés à un travail de conceptualisation, permettant, le cas échéant, de rende justice à certaines réalités factuelles ou à certaines connaissances d’ordre scientifique que ces représentations méconnaissaient. D’autre part, les notions encouragent à une élaboration conceptuelle précise qui emprunte largement à la pensée des philosophes. Mais elles le font sans entraîner vers une histoire de la philosophie qui serait enseignée pour elle-même. Elles sont ainsi la garantie d’un programme qui ne suppose aucune orientation doctrinale, qui, au contraire, fait droit au pluralisme constitutif de l’enseignement de la philosophie que l’APPEP ne cesse de promouvoir, et qui permet aux élèves de découvrir la liberté de la recherche intellectuelle en même temps que la rigueur qu’elle exige. Complétées par les autres éléments du programme, elles dessinent en même temps un cadre indispensable au travail des professeurs et des élèves.
1.1. Réduire le nombre des notions
De manière très générale, les professeurs jugent que le programme comporte un nombre de notions trop élevé. Pour que le cours ne se contente pas de les survoler, mais qu’il soit l’occasion, pour les élèves, d’un travail d’analyse et de conceptualisation sérieux et approfondi, nous pensons qu’il est nécessaire de procéder à une réduction concertée de leur nombre.
Pourtant, il y a une part d’illusion dans la croyance selon laquelle réduire le nombre des notions entraînerait automatiquement un « allègement de charge » et, partant, une amélioration de la qualité du travail. Les notions peuvent aussi bien être trop peu nombreuses que trop nombreuses, avec paradoxalement le même effet, qui est pour les professeurs et les élèves de se trouver un peu perdus dans l’immensité du champ ouvert à la réflexion, qu’elle résulte d’un excès de vide ou au contraire d’une sursaturation. C’est pourquoi une délimitation plus claire du travail qu’il est pertinent de faire avec les élèves ne peut pas reposer seulement ni prioritairement sur une diminution du nombre des notions.
Il y a donc une médiété à trouver entre « trop » et « trop peu » de notions. Et, à l’évidence, elle n’est pas à chercher dans les notions elles-mêmes, mais dans les conditions et les finalités concrètes de l’enseignement de la philosophie en Terminale.
1.2. Notions et champs
Ce qui est nécessaire, au-delà d’une réduction du nombre des notions, c’est surtout de délimiter plus précisément le champ de problèmes sur lequel ouvre chacune. Soyons précis : il ne s’agit pas de concevoir un champ de problèmes comme une liste de problèmes déterminés à l’avance (et donc en compréhension), mais comme un principe régulateur délimitant (d’abord en extension) les types de problèmes qui peuvent et doivent être posés
Il nous semble qu’un des moyens les plus pertinents pour y parvenir consisterait justement à inscrire les notions dans des « champs ». Nous ne chercherons pas à nommer ni à dénombrer ces champs : ce sera le travail du groupe d’experts. Mais pour suggérer le sens qui s’y attache, il suffit de dire qu’on pourrait les désigner, en conservant l’esprit de la présentation qui accompagne l’actuel programme, comme « les grands champs de l’expérience humaine et de la culture ».
On peut remarquer qu’une organisation selon différentes rubriques a toujours marqué d’une empreinte plus ou moins forte les programmes passés et présent. Cela permet de saisir à la fois ce qu’il y a de commun et ce qui diffère dans la dénomination, la répartition et, surtout, l’interprétation de ces rubriques d’une époque à l’autre. Jusqu’en 1973, le programme étant plutôt compris comme un programme d’objets (saisis à travers des concepts) que comme un programme de notions, ces rubriques recouvraient des « domaines », voire des « parties de la philosophie », plutôt que de simples « champs ». Leur distribution relevait donc d’une intention systématique. À l’opposé, dans le programme actuel, leur seule fonction est de suggérer une des cohérences et un des sens possibles du programme, pour lui assurer une lisibilité immédiate qui ne suppose pas déjà sa mise en œuvre dans un cours. Mais ces rubriques restent avant tout des notions du programme. Dans le principe, sinon dans la pratique de l’enseignement, leur fonction n’est pas nécessairement de délimiter des champs, ce qui entraîne que tous les croisements sont possibles, jusque dans les sujets d’examen, entre les notions ordinaires et celles qui servent à rubriquer les autres.
Nous proposons que le programme reste de part en part compris comme un programme de notions, mais qu’il soit en même temps conçu et organisé selon des champs, c’est-à-dire que les rubriques sous lesquelles ces notions s’inscriront prennent la valeur de champs. Pourquoi ?
Il faut le rappeler d’abord : les notions ne sont jamais assignées d’avance à des champs tels que la politique, la connaissance scientifique ou les pratiques artistiques. La liberté, par exemple, intéresse à la fois la morale, le droit, la politique et la métaphysique. Cette non-territorialité, jointe à une indétermination conceptuelle provisoire, est justement la signature authentique d’une « notion » ; elle renvoie directement à l’usage – équivoque, et qui appelle pour cette raison un examen critique – qu’on fait des notions dans le langage courant et les débats d’opinion. Un enseignement de la philosophie qui s’appuie sur un programme de notions ne peut évidemment pas l’ignorer. L’inscription de chaque notion dans un champ (éventuellement dans plusieurs) ne peut donc pas signifier une forme d’arraisonnement qui lui donnerait d’avance l’allure d’un concept déterminé opérant dans ce champ, avant que le travail philosophique n’ait pu, le cas échéant, l’élever à ce statut. Son seul but est d’indiquer une priorité dans l’étude de chaque notion, qui ne compromette pas la liberté de l’enseignement de la philosophie, mais permette une limitation négative (mais non une détermination positive) des sujets d’examen : les notions, en effet, y seraient toujours saisies sous un rapport qui suppose et reflète leur inscription dans un champ. Cette exigence, et celle que les sujets contiennent toujours au moins une notion ou y renvoient avec évidence, devraient ensemble répondre au souci légitime que les sujets, tout en échappant par nature à l’intention de les lister à l’avance, ne soient jamais par trop déconcertants.
Bien sûr, la question se pose de savoir s’il peut et s’il doit exister une différence intrinsèque entre la désignation d’un champ et une notion. Si des intitulés tels que « la morale » ou « la connaissance scientifique » étaient utilisés pour désigner des champs, cela empêcherait-il que « la morale » et « la science » ne soient d’abord des notions ? Probablement pas, et le simple fait que ces intitulés renvoient à des champs ouverts et de définition problématique plutôt qu’à des domaines clos d’avance par la présupposition d’une définition implicite va plutôt dans ce sens. La seule ambiguïté à lever concerne en réalité la signification du programme : peu importe le statut (de notion ou non) des désignations de champ ; ce qui compte est qu’elles ne soient jamais par elles-mêmes des notions du programme.
Ce n’est donc pas leur caractère non-notionnel qui permettrait de distinguer immédiatement les désignations de champs des notions du programme : c’est seulement leur intention référentielle, dans la mesure où elle se trouverait en opposition directe à l’intention réflexive des notions.
On voit que la désignation des champs est une question délicate. Il faudrait en effet s’assurer à la fois que la référence est sans ambiguïté et qu’elle ne repose pas sur la présupposition de domaines dogmatiquement constitués.
1.3. Quelles notions pour quels champs ?
Un enseignement de la philosophie « commun » ou « universel » exige que l’on se tienne au plus près de ce qui rend la philosophie nécessaire à tous les élèves, indépendamment de leurs spécialités. Pourtant, sur le choix des notions – surtout si leur nombre doit être réduit –, sur la désignation de champs, sur la mise en relation des deux, l’unanimité doit être tenue pour en principe impossible. Mais, loin de permettre un quelconque arbitraire, cette impossibilité fait peser sur les décisions à prendre une exigence encore plus forte.
Les notions doivent être choisies parmi les plus familières et les plus communes dans leur usage. Mais il faut aussi qu’elles permettent d’aborder de manière pertinente, c’est-à-dire problématique, les « champs » auxquels elles seront rapportées et, réciproquement, que les champs permettent de mettre à l’épreuve leur fécondité conceptuelle. Ces deux exigences peuvent se trouver plus ou moins en tension.
Pour aider à régler cette tension, nous proposons un principe régulateur d’une grande simplicité : le choix des notions, celui des désignations de champs et le rapport établi entre les deux doivent être toujours porteurs d’enjeux réels et, le plus possible, décisifs pour la vie humaine, dans ses dimensions individuelle, sociale et publique.
Pour ne pas se méprendre sur le sens de ce principe, on peut partir d’une double certitude négative. D’un côté, la philosophie ne peut pas vouloir jouer les utilités, chercher à se poser, à l’instar de la philosophie médiévale « servante de la théologie », comme servante de ceci ou de cela : de la république et de la laïcité, du bonheur personnel, de l’amélioration des mœurs sociales ou de la reconnaissance par tous de l’autorité des savoirs académiques. Mais de l’autre côté, ni la république laïque ne pourrait se satisfaire d’une « philosophie officielle », ni l’individu d’une « philosophie » qui ne serait pour lui qu’une recette de bonheur, ni la société d’une « philosophie » qu’elle prendrait pour sa direction de conscience, ni les savoirs académiques d’une « philosophie » qui se ferait leur agent de propagande. Cette double certitude négative dessine en creux une double espérance positive, qui prend la forme d’un chiasme : c’est en refusant précisément de jouer les utilités que la philosophie peut se rendre réellement « utile », à côté et au-delà de toute demande qui pourrait lui être faite, y compris au regard de la politique laïque, du contentement personnel, de la vie morale ou de l’essor des Lumières dans la société. Réciproquement, c’est en ne chargeant la philosophie d’aucun mandat prédéfini que la République, l’individu, la société ou l’Université peuvent obtenir d’elle autre chose et plus qu’elles n’auraient pu lui demander.
C’est en le comprenant ainsi que nous pensons qu’un programme de philosophie commun à tous les élèves, par le choix des notions et des champs d’étude, doit avant tout être porteur d’enjeux réellement significatifs et le plus possible reconnaissables. Et, bien sûr, cela ne peut s’entendre qu’en tenant compte de la réalité présente et de l’urgence des problèmes. Mais cela impose d’être d’autant plus attentif à ne pas confondre la réalité problématique du présent avec des modes passagères, ni les questionnements par lesquels la pensée doit se requérir elle-même de comprendre le monde avec des réquisitions prêtes d’avance dans le discours ambiant.
C’est en considération de cela que nous souhaitons que les notions qui ressortissent le plus directement à la métaphysique – « Dieu » par exemple, qui, avant d’être un objet de croyance ou d’incroyance religieuse ou une idée élaborée et critiquée philosophiquement, est bien une notion commune et familière – ne soient pas écartées du programme. D’une part, les questions qu’elles permettent de soulever relèvent autant que d’autres de la rationalité philosophique. D’autre part, elles intéressent souvent au plus haut point les élèves, et on doit considérer comme un impératif qu’elles ne soient pas laissées au hasard des opinions, des émotions, des identifications ou des adhésions, mais examinées d’un point de vue rationnel et critique.
2. Les repères
Les « repères » sont des distinctions d’ordre lexical et d’ordre conceptuel enracinées dans la tradition philosophique et qui sont aussi d’usage courant dans de nombreux textes théoriques relevant de domaines autres que la philosophie. Ces distinctions opératoires et largement transversales soutiennent l’effort de conceptualisation des élèves en leur permettant de clarifier leur pensée. Elles sont d’un appui constant dans l’étude des notions et le traitement, par les candidats, des sujets proposés au baccalauréat. Conformément au souhait de la plupart des professeurs, nous proposons donc qu’une liste de repères soit maintenue en complément du programme de notions.
3. L’étude d’au moins une œuvre philosophique, en totalité, dans une de ses parties, ou sous la forme d’un ensemble d’extraits cohérent et ordonné
La constitution d’une culture philosophique initiale passe par l’étude des philosophes, dont la lecture favorise le décentrement d’avec soi et, par conséquent, la formation d’une véritable capacité de jugement. Dans l’enseignement de la philosophie commun à tous les élèves, nous jugeons donc nécessaire que figure au programme le principe de l’étude suivie d’au moins une œuvre, en entier ou par extraits, articulée à l’étude des notions, dans le respect de la liberté pédagogique des professeurs. Il faut insister sur la liberté qu’on peut avoir de découper une partie dans une œuvre longue, ou de constituer à partir d’elle une série ordonnée d’extraits, pourvu qu’elle préserve ou, même, mette en valeur l’essentiel de sa démarche progressive et systématique : procéder ainsi permet de ne pas écarter du champ d’attention des élèves certaines œuvres réellement intéressantes pour eux, mais inaccessibles à cause de leur longueur.
À cette proposition, nous devons en associer une autre, relative à l’oral du second groupe d’épreuves. Quel que soit l’horaire, le temps manque toujours pour préparer efficacement les élèves à l’explication orale d’un extrait d’une œuvre complète, qui demande un entraînement et des exercices spécifiques. De ce fait, non seulement l’oral actuel tend parfois à détourner l’étude d’une œuvre vers une forme de bachotage, mais il incite de plus en plus fréquemment les professeurs à se rabattre sur des œuvres très courtes, contrairement au souhait que nous venons de formuler quant aux possibilités de choisir l’œuvre devant faire l’objet d’une étude. Nous proposons donc une redéfinition de l’épreuve orale du baccalauréat : le candidat serait interrogé sur un thème d’étude travaillé pendant l’année (cf. ci-dessous). Cela n’empêcherait pas, si l’étude d’une œuvre a été intégrée à la trame du travail portant sur ce thème d’étude, qu’elle puisse être convoquée. Mais le choix et l’étude de l’œuvre suivie seraient dans le principe même libérés des contraintes de l’oral du second groupe.
4. Un fil directeur du travail de l’année
Nous souhaitons enfin que les professeurs choisissent librement d’organiser le travail avec les élèves dans le cadre d’un thème d’étude qui permette d’articuler des notions du programme à partir d’une perspective problématique, et selon des modalités, qu’ils jugent intéressante et utile pour eux. Beaucoup de professeurs le font déjà. Le faire de manière systématique permettrait que ce thème d’étude fasse l’objet de l’interrogation du second groupe d’épreuves du baccalauréat.
5. L’apprentissage de la dissertation et de l’explication de texte
Le programme de philosophie doit comporter un volet consacré aux exercices scolaires. Les débats récurrents relatifs à la nature de la dissertation et de l’explication de texte philosophiques en montrent la nécessité. Il nous faut donc redéfinir brièvement ces exercices avant de suggérer des pistes pertinentes concernant la meilleure manière d’apprendre à les réaliser.
5.1. La dissertation et l’explication de texte philosophiques
Pour les élèves, construire un court essai structuré selon un mouvement de problématisation progressive pour traiter une question simple ou expliquer un extrait d’une œuvre philosophique pour en dégager le sens et les enjeux constitue la preuve en acte du fait qu’ils apprennent à réfléchir philosophiquement et un moyen de progresser sur cette voie. La dissertation et l’explication de texte doivent donc rester les deux exercices de l’enseignement de philosophie commun à tous les élèves et auxquels ils seront préparés toute l’année, tantôt directement, tantôt par d’autres exercices plus simples et plus limités permettant de revenir sur telle ou telle difficulté.
La dissertation apprend aux élèves à instaurer un rapport critique aux opinions immédiates et à transformer les fausses évidences en problèmes. Par la formulation progressive de difficultés précises, elle leur fait découvrir la nécessité de la définition et de la conceptualisation. Elle les incite à tenir compte des exigences de clarification et de rigueur d’une pensée soucieuse de véracité et à soutenir des positions dont ils ont mis la consistance à l’épreuve. En un mot, elle leur permet de sortir du relativisme naïf et d’apprendre la responsabilité intellectuelle.
Quant à l’explication de texte, elle permet aux élèves de se confronter à une pensée singulière et de prime abord étrangère. Sa finalité n’est pas de rendre compte d’un problème qui serait en surplomb par rapport au texte, et dont celui-ci ne serait qu’une illustration. Elle leur apprend au contraire à être attentifs à la logique et aux détails d’un raisonnement, au sens conceptuel que prennent certains termes dans un contexte déterminé, à comprendre à même le texte le problème qu’il soulève dans sa forme singulière. Elle est donc l’occasion d’instaurer un rapport réfléchi et, au moins en ce sens précis, critique au texte.
5.2. Nécessité d’apprendre aux élèves à faire des dissertations et des explications de texte. Danger des méthodologies abstraites et conçues comme un préalable aux premiers travaux
Le programme de philosophie et les recommandations qui l’accompagnent doivent faire ressortir de la façon la plus claire que la dissertation n’est pas un exercice académique obéissant à des exigences méthodologiques abstraites ou à des conventions rhétoriques. Il y a en elle une priorité absolue du mouvement du contenu : l’exigence de mettre en œuvre une pensée qui « problématise » toujours réellement quelque chose n’a pas d’autre signification. La méthode est donc toujours seconde logiquement, et forcément, à certains égards, chronologiquement : elle n’est jamais, comme dit Spinoza, que « l’idée de l’idée ». Les aspects rhétoriques (de composition, de style même – dans lequel la justification de la modalisation, par exemple, peut être expliquée aux élèves) ne doivent pas être négligés, mais ils ne viennent qu’en troisième position.
Il en va de même de l’explication de texte : l’ordre suivi dans l’explication ne relève pas d’une méthodologie abstraite ni d’un protocole de lecture purement technique. Cet ordre, qui, bien sûr, doit pouvoir être référé à l’ordre même du texte, reflète celui des questions que ce texte soulève, des problèmes qu’il construit, des concepts qu’il élabore, des arguments qu’il développe, des thèses qu’il soutient. Leur restitution est d’autant plus pertinente que l’élève-lecteur ne paraît pas s’absenter du texte, mais parvient au contraire à penser avec lui, à assumer la responsabilité d’une lecture réfléchie.
Il s’ensuit que le programme (ou les recommandations qui l’accompagnent) n’a certainement pas à supposer qu’il existerait une méthode unique et générale puis à en proposer l’apprentissage, comme le « programme Renaut » s’y était essayé. Mais cette absence même doit être le contraire d’un vide. D’abord, les professeurs eux-mêmes ont besoin de recevoir l’assurance qu’ils comprennent tous la dissertation et l’explication de texte de la même façon. Les débats incessants autour de ces questions (beaucoup plus d’ailleurs à propos de l’explication de texte) montrent le besoin que ce soit fait avec la plus grande clarté. Ensuite, il faut montrer qu’il ne s’agit nullement, en prenant la distance nécessaire vis-à-vis de toute méthodologie abstraite, de prohiber toute espèce de conseil, même apparemment formel, qui peut être donné aux élèves pour mobiliser leur réflexion, surtout quand ils éprouvent de grandes difficultés à le faire. Rien n’interdit que les professeurs suggèrent aux élèves de quasi – « techniques » pour mettre leur pensée en mouvement à partir d’une question ou d’un texte : la pensée aussi a ses gestes, qui deviennent plus libres, plus variables, plus inventifs et finalement plus facultatifs à mesure qu’ils sont plus disponibles. Mais, pour finir par l’essentiel, ne pas ramener la méthode à un canon abstrait permet de la faire apparaître pour ce qu’elle est : une exigence du contenu lui-même. Si des « moments méthodologiques » sont nécessaires en classe, le programme pourrait suggérer qu’ils doivent être le plus possible liés à un travail effectif déjà réalisé ou en train d’être réalisé. Déjà réalisé : reprise du cours lui-même et des explications de textes qu’il comportait, pour faire ressortir à chaque étape le statut des énoncés produits et les modalités de leur enchaînement, afin que les élèves perçoivent clairement qu’il ne leur est demandé fondamentalement rien d’autre que ce qui est fait en classe pendant toute l’année ; reprise non seulement des dissertations faites par les élèves, mais surtout du travail de réflexion qui devait être mené en amont pour parvenir à les faire. En train d’être réalisé : il est souhaitable que les exercices philosophiques demandés aux élèves pour actualiser de manière distincte telle ou telle exigence particulière de la dissertation ou de l’explication de texte s’inscrivent dans un travail plus large (cours, dissertation, etc.), afin que ce moment distinct ne soit pas un membre détaché.
II – Le programme de la spécialité « Humanités, lettres, philosophie »
1. Une fin qu’il faut poser préalablement pour éclairer la question du programme de spécialité
La réforme ne doit pas marginaliser, mais renforcer l’enseignement des humanités. Et elle doit permettre aux élèves qui choisiront cette spécialité d’approfondir l’étude de la philosophie. Il serait inacceptable que le lycée issu de la réforme ne permette pas d’assurer cette double fonction qui l’est jusqu’ici par la série L.
Cette obligation et cette fin que nous posons au début ne paraissent pas concerner le programme au sens étroit. Elles n’en sont pas moins nécessaires pour dégager le seul horizon sur lequel une réflexion valable sur le programme de spécialité peut se déployer. La spécialité « Humanités, lettres, philosophie » doit être proposée dans tous les établissements scolaires, et son programme doit être conçu en fonction de cette visée.
2. Un enseignement bi-disciplinaire
La coopération efficace des disciplines suppose leur existence autonome, et donc leur indépendance réciproque. Pour être substantiel, l’enseignement de spécialité « Humanités, lettres, philosophie » doit être conçu comme étant bi-disciplinaire : il doit reposer sur la reconnaissance des spécificités disciplinaires d’approches et de méthodes. Aussi les éléments de programme que nous proposerons doivent-ils se comprendre dans le cadre d’un partage effectif et égal de l’horaire. Pour la même raison, l’épreuve de spécialité doit être divisée en deux exercices bien distincts, un exercice littéraire et un exercice philosophique. Et, afin d’assurer à l’enseignement de spécialité une continuité pédagogique, d’éviter une concurrence délétère et anxiogène entre les disciplines lors de l’année de Première, de ne pas imposer une spécialisation excessive des élèves, et de réduire l’hétérogénéité des classes terminales, nous proposons que l’enseignement des trois spécialités s’étende sur deux ans, à raison de quatre heures hebdomadaires chacune en Première et en Terminale.
3. Des difficultés dont il faut prendre la mesure pour concevoir un programme de spécialité et un programme de philosophie correspondant à cette spécialité pertinents
L’élaboration d’un programme de spécialité n’en est pas moins délicate, au premier regard assez acrobatique. Il faut en effet tenir compte d’une quadruple articulation : le rapport entre la spécialité en Première et l’enseignement commun de philosophie en Terminale ; le rapport, en Terminale, entre la spécialité et l’enseignement commun de philosophie ; la progressivité à respecter entre le programme de spécialité de Première et celui de Terminale ; l’articulation en Première, entre l’enseignement commun de lettres et l’enseignement de spécialité.
Ce qui mérite l’attention la plus grande, c’est évidemment le rapport entre la spécialité en Première et l’enseignement commun de philosophie en Terminale. L’enseignement commun de Terminale doit être initial pour beaucoup d’élèves, mais non pour tous, alors qu’il doit être élémentaire pour tous. Cette articulation-là exclut donc toute progressivité, et elle doit éviter en même temps la redondance. Cela interdit par exemple de concevoir la partie philosophique de l’enseignement de spécialité en Première exactement et selon le même schème (des notions s’inscrivant dans des champs) que le programme d’enseignement commun en Terminale, car on ne trouverait certainement pas de notions qui soient à la fois moins nécessaires et plus élémentaires que celles qui auront été retenues pour ce dernier. Les principes seraient bien entendu les mêmes, le travail réalisé en classe mettant nécessairement en jeu une réflexion sur des notions. Mais le programme lui-même devrait être avant tout thématique dans son intention et son organisation.
4. Les deux exigences auxquelles devra répondre le programme de philosophie de la spécialité
Si l’enseignement de la spécialité « Humanités, lettres, philosophie » doit être clairement bi-disciplinaire, une certaine cohérence entre les programmes des deux disciplines doit évidemment être assurée. La différence d’approches et de méthodes n’interdit nullement que des thèmes d’étude communs aux lettres et à la philosophie soient dégagés. C’est ainsi nous pouvons proposer en annexe une première esquisse de programme réalisée avec l’APLettres.
Mais il est une deuxième exigence à laquelle devra satisfaire aussi le programme de philosophie de la spécialité. L’actuelle Terminale L comporte un pôle « arts » ainsi qu’un pôle « droit et grands enjeux du monde contemporain ». Contrairement à notre attente, et contrairement à son intention déclarée d’élargir et de consolider les possibilités de choix offertes aux élèves, l’organisation prévue pour le futur lycée, surtout si l’on en restait à la proposition de deux spécialités seulement en Terminale, ne permettrait pas le renforcement de ces deux pôles. Loin même d’en assurer la simple relève, elle mettrait au contraire un sérieux obstacle à toute continuité dans l’ambition qu’ils pouvaient représenter Il nous paraît donc nécessaire d’intégrer dès la Première dans le programme philosophique de la spécialité des thèmes de réflexion intéressant les arts d’un côté, et plus encore, de l’autre, le rapport de la philosophie avec les sciences humaines et sociales ainsi qu’avec les enjeux cosmopolitiques de l’histoire et de la géopolitique contemporaines
ANNEXE
Projet de programme pour la spécialité « Humanités, lettres, philosophie », conçu par l’APLettres et l’APPEP.
En Première :
1. L’expérience humaine.
Cette partie du programme serait constituée de thèmes de réflexion, étudiés de façon croisée par les professeurs de lettres et de philosophie. Exemple de thèmes : le jeu, le voyage, l’animal, le rire, l’aventure, l’amour, la transparence, la parole… Les quatre ou six thèmes proposés pourraient éventuellement être changés par moitié ou tiers chaque année.
2. Culture littéraire et philosophique.
Cette partie du programme serait constituée de repères thématiques structurants pour les études littéraires ou philosophiques. Ils pourraient être : vérité et fiction, l’écrit et l’oral, mythe et histoire, l’idée de nature, le progrès, l’utopie, le tragique, le comique…
L’épreuve : elle consisterait en l’explication de deux textes, un pour chaque discipline, assortis ou non de questions.
En Terminale, le programme serait centré sur deux œuvres, l’une philosophique, l’autre littéraire, choisies dans une même période. Le travail mené avec les élèves consisterait à les étudier dans leur totalité en les inscrivant dans leur contexte et en articulant cette étude avec un ou, peut-être, deux thèmes. Cela permettrait de traiter de l’apparition des idées, des formes, des débats intellectuels d’une époque, de montrer comment des œuvres s’inscrivent dans cette époque, la façonnent et la dépassent.
Les œuvres proposées seraient renouvelées chaque année.
L’épreuve consisterait en questions sur chaque œuvre étudiée pendant l’année, en rapport avec son contexte et le thème retenu.